dimanche 30 juin 2013

BQ de la semaine du 24 juin 2013

Lundi  24 juin 2013. Discussion avec des spécialistes des rapports Euro-arabes, autour de la Méditerranée.
On présente toujours l'Union comme plus petite que la somme de ses Etats Membres. Ces derniers - divisés presque sur tout - ne lui laisseraient que très peu de marge d'action. Les derniers dispositifs imaginés comme l'Union pour la Méditerranée/Processus de Barcelone n'auraient, en fait, jamais vraiment fonctionné. Bref, l'Union serait un roi tout nu face au Sud de la Méditerranée. Elle aurait aussi l'amertume de voir que le printemps arabe qui semblait porter un espoir d'européanisation (pluralisme, économie de marché) débouche, en fait, au mieux sur un nouveau conservatisme islamiste, voire sur l'anarchie, la répression des minorités (chrétiennes et autres). Impuissance. Incompréhension. Deux sentiments partagés sur les deux rives.
Plusieurs faits viendraient cependant démentir cette image par trop désespérante. Pour la première fois, l'Union européenne passe devant les Etats membres qui lui ont laissé une réelle capacité d'agir lors de Task Forces du Conseil travaillant directement avec les équipes dirigeantes des nouveaux régimes. Ces Task Forces portent les ambitions de la nouvelle stratégie de l'Union pour le Sud de la Méditerranée, entièrement repensée à la lumière du printemps arabe. Elles travaillent avec les moyens dont disposent la Commission et le service d'Action Extérieur, mais également avec ceux de la BEI. Elles tentent de mutualiser l'action des Etats. Avec les nouvelles équipes au pouvoir, on parle donc de choses concrètes d’une seule voix et avec des moyens financiers qui ne sont pas dérisoires. Est-ce suffisant pour enclencher une dynamique de rapprochement ?
Une remarque avec les Méditerranéens présents : la crise de l'Union et le printemps arabe ont rapproché, paradoxalement, les deux rives. Une inquiétude économique existentielle - qui taraude depuis longtemps le Sud - s'est emparée de la rive Nord. On y lit, des deux côtés, un triple besoin : besoin de réformes, besoin d'autonomie, besoin de respect pour une culture qui n'est pas soluble dans la "mondialisation" libérale et l'idéologie de la "société ouverte". De part et d'autre, on évoque le refus des Diktats de l'extérieur, la volonté de défendre tant bien que mal la souveraineté nationale, le désir de coopérer avec d'autres, mais sur un pied d'égalité. De part et d'autre, on critique les élites en place, leur clientélisme, leur prédation, leur manque de fierté. "Même à Athènes, même à droite, il y a une sorte de nassérisme dans l'air", conclut un essayiste.
La dynamique de contestation n'est pas épuisée. Les pouvoirs en place ne peuvent pas encore dormir tranquilles.

Mardi 25 juin 2013. L’IERI
Participation à la session de clôture de l'Institut Européen des Relations Internationales, en présence de l'ambassadeur Pierre Vimont qui évoque la construction d'une diplomatie européenne originale et polyphonique : les Membres dans leur originalité, une vraie coordination européenne et une vocation diplomatique européenne du service d'action extérieure qui mutualise les moyens, l'information, la légitimité politique.


Mercredi 26 juin 2013. Klaus Welle
Remarquable discours du Secrétaire général du Parlement européen, Klaus Welle, devant le Centre for European Policy Studies sur la manière de démocratiser le système européen sans changer les Traités. Une voie médiane, éloignée du tout ou rien fédéraliste et du dénigrement systématique de l'Union européenne devenu à la mode en France.

Jeudi 27 juin 2013. Les maux de l’Université
Discussion autour d'un verre avec des étudiants géographes et économistes, doctorants ou post-doctorants. Tous sont découragés, révoltés même, par le nouveau népotisme qui semble régner dans les facultés, jusque pour l'obtention de quelques heures de TD. Ce sont de constants échanges de bons procédés sur fond de crise financière et de précarité qui laissent voir l'os des institutions : je te passe quelques heures par ici, tu me donnes quelques heures par là, tu prends mes copains, je prends les tiens, on dégage les autres... Sans parler des recrutements consanguins, des postes pré-attribués, du localisme, de la dévalorisation des tests de niveau nationaux : CAPES, AGREG
Au-delà de l'exaspération de jeunes gens brillants, mais qui ne se voient plus d'avenir dans une carrière universitaire classique, l'histoire me semble bien révéler les maux d'un système universitaire mal réformé :
- la bureaucratisation - qu'on l'appelle néolibérale, ou pas - qui confie un pouvoir, abrupt, sans partage ni concertation, à de petits chefs localisés ;
- le culte des statuts, des formes et des habitudes masquant...
- la réalité du clientélisme,
- le mépris de la qualité, des contenus, des évaluations par les étudiants
- l'obsession, désormais généralisée, des publications classées  et l'importance d'avoir des amis bien placés dans les comités de lecture...
Rien de nouveau, mais les maux de ce système restent inquiétants.

Vendredi 28 juin 2013. Innovation technologique
Présentation par un cabinet de conseil de son étude sur les technologies susceptibles de changer la donne économique dans la prochaine décennie. L'innovation technologique représente 50% des gains de productivité, près de 25% de la croissance. A noter : les effets de déplacement de valeur sont aussi importants que le dégagement d'un nouveau surplus. Ce qui signifie que la création de valeur sera accompagnée par une importante destruction de valeur. Les révolutions technologiques de l'économie numérique en ont apporté la preuve, avec le glissement de la valeur des producteurs de contenu vers les distributeurs et les ingénieurs de l'industrie informatique. Que promet l'automatisation de la production de savoir ?

Le BQ reprend en septembre. Bon été.



lundi 24 juin 2013

BQ de la semaine du 17 juin 2013

Lundi 17 juin. Discussion avec des "conservateurs" britanniques
Pour ces « conservateurs, les valeurs traditionnelles du Toryism sont issues de la pensée d'Edmund Burke. Ils opposent un refus principiel à être classés comme "anti-progrès" ou "anti-moderne".
Autonomie : le progrès des techniques et des sciences, le progrès économique, le progrès social, la croissance, l'augmentation des revenus seraient, au contraire, au coeur de leur projet de société, fondé sur la liberté individuelle, la libre entreprise, la propriété, la juste rémunération du mérite et de la prise de risque, la concurrence. Les conservateurs britanniques se revendiquent d'abord comme des libéraux, désireux de réduire la sphère publique et de laisser ainsi aux individus le maximum de liberté par rapport aux injonctions de l'Etat ou au conformisme du moment véhiculé par la prétendue "société civile" et ses ONG « bien pensantes ».
Ils nourrissent a priori une solidarité avec ceux qui fuient et combattent les régimes oppressifs et les économies verrouillées ; un attachement au principe du droit d'asile et une amitié comme un soutien pour les dissidents, les résistants, les combattants de la liberté.
Autres convictions : le refus de l'esclavage, du servage économique et de la précarité matérielle, dans la filiation de Wilberforce, Lord Shaftesburry et Beveridge ; la conviction qu'extrême pauvreté et oppression se renforcent mutuellement.
Vigilance. Elle est nécessaire vis-à-vis de la criminalité, des réseaux criminels, des mafias, des sociétés secrètes, des sectes et des groupuscules violents. Ils désirent leur opposer une résistance intelligente et proportionnelle, dans les pas de Lord Peel, fondateur de la police moderne.
Une vigilance qui prend le visage de la méfiance. Méfiance vis-à-vis des grands plans, des stratégies de rupture décidées d'en haut, de la planification économique ou politique inspirée par la Raison et mise en oeuvre par une avant-garde éclairée de technocrates. Méfiance vis-à-vis des bureaucrates et des bureaucraties, qu'elles soient privées ou publiques. Méfiance vis-à-vis des forces qui prétendent dicter des normes à la vie privée. Méfiance vis-à-vis des révolutions - vraies ou fausses - conduites au nom de la Justice ou de la Jeunesse.
Horreur aussi des destructions, des massacres, des souffrances, des absurdités et la servitude qu'elles entraînent, le plus souvent au profit de quelques-uns, qui tirent parti des situations pour s'assurer toutes sortes de rentes. Présomption de corruption chaque fois que la sphère publique devient trop envahissante, centralisée, uniforme et opaque. Devoir de vigilance, d'enquête, de contestation et d'indignation. Dénonciation constante, sans complaisance, quel qu'en soit le coût, des crimes du fascisme, du communiste et des régimes autoritaires. Refus de la conscience tranquille.
Modestie. Modestie souhaitée de la sphère publique. Modestie souhaitable des idées politiques. Modestie vis-à-vis des autres cultures, des autres peuples, des autres traditions dont le respect doit prévaloir.  Modestie vis-à-vis des autres périodes historiques que l'on risque toujours d'interpréter avec anachronisme, voire de caricaturer par des lois mémorielles absurdes. Modestie, donc, devant les erreurs de la colonisation et de la décolonisation, mais sans auto-flagellation. Modestie de bon aloi vis-à-vis des vaincus dans les guerres.
Economie des moyens. Economie de la sphère publique, de la dépense publique, de la production normative : trop d'impôt tue l'impôt, trop de règles tuent la règle...
Les « conservateurs » mettent l’accent sur l'égalité des chances, la fluidité sociale, plutôt que sur la redistribution des revenus et des patrimoines, toujours beaucoup plus compliquée à organiser. Ils font confiance au marché et à quelques éléments de régulation pour faire fonctionner l'économie. Ils adoptent le principe de suffisance en matière militaire, le pragmatisme institutionnel en matière internationale, c’est-à-dire choisir les alliances qui apportent les résultats les plus tangibles au moindre coût. Avec la liberté de mouvement et la concentration des efforts comme a priori tactique.

Mardi 18 juin. Anniversaire de l'appel du 18 Juin.
Lecture de l'Atlas de la France chez Autrement. Comme les choses ont été difficiles pour les Français libres : si peu de moyens, si peu d'hommes, si peu de soutien politique, pendant si peu de temps d'ailleurs. Les Alliés avaient en fait choisi une autre France : celle, plus flexible, de l'Algérie française, de la continuité, des moyens matériels... Face à cela, le projet plus révolutionnaire de la France libre oppose la crédibilité militaire qui administre la preuve de l'existence, la créativité institutionnelle, et aussi la capacité à s'extraire des obligations pourtant dévorantes du présent pour préparer sans relâche le coup d'après et l'avenir : cathédrales de mots qui devaient sembler à certains bien dérisoires... Qui sont finalement les existentialistes en 1943 ? Les petits gars de la France libre qui se battent pour se battre et réinventer la France ou Jean-Paul Sartre qui devient à ce moment là un auteur de théâtre à la mode ?

Mercredi 19 juin. Une « drôle » de petite musique…
« Peut-on trouver une matrice, une sorte de petite musique qui caractériserait la droite extrême ? Quels en seraientt les thèmes, la séquence ? »  me demandent quelques amis belges à propos de la France. Est-ce "travail, famille, patrie" ? Est-ce "tous pourris" ? Je leur montre le fac-similé d'une affiche du Comité de Montpellier de la Ligue antisémite publiée dans La Croix le 21 juillet 1898 et reproduite par Jacques Bouillon (et alii), 1848/1914, Paris, Bordas, 1978.
On trouve les éléments suivants :
Aveuglement
On nous l'avait dit.
Certains déjà démasquaient
On n'a pas voulu les comprendre
On les a traités de prophètes de malheur, on les a accusés de haine
On a voulu fermé les yeux...
Complicité
...Pendant que les cuistres de la littérature pornographique (sic) endorment le peuple,
Pendant que les écumeurs de la politique déchirent la patrie et attisent les luttes politiques...
Ruine/aliénation
... Se poursuit la ruine du pays
Se poursuivent les accaparements
Se poursuivent les scandales financiers
Il ne manque plus que de vendre le pays après l'avoir déshonoré
Pauvre pays, pauvre peuple
A quoi lui sert d'avoir été un des plus beaux et des plus riches du monde
Une infime minorité a tout accaparé, tout sali, tout détruit...
Sursaut
..Il n'y a désormais plus que des aveugles pour ne pas voir
C'est à la faveur de nos discordes que c'est accomplie cette oeuvre néfaste
Trêve de division, assez de déchirements
Après nous avoir ruinés, divisés, déshonorés, on est en train de chambarder le pays au profit de l'étranger
Unissons-nous
Avant de bouter hors du pays les parasites, réduisons leur influence politique et économique
Il commence à être temps de rendre le pays à lui-même...

L'ennemi intérieur est interchangeable : les Juifs hier, les immigrés, les Musulmans, les Wallons, les assistés, les socialistes... ça marche à chaque fois
Un tract du Vlaams Belang dans la boîte aux Lettres : est-ce seulement un populisme fiscal et un séparatisme fiscal ? En tout cas, ce n’est pas seulement le populisme patrimonial diagnostiqué par Dominique Reynié. Peu d'exaltation apparente du passé, du monde d'hier, de l'identité…
Il y a des propositions plutôt conservatrices au sens classique : moins d'Etat, plus d'économies, la séparation de la banque de dépôt et de la banque d'affaire, un contrôle non-politisé des activités bancaires risquées, le retour au franc belge et à l'Europe d'avant Maastricht, le refus d'un Etat fédéral européen, une politique d'asile claire. Mais il y a aussi le plaidoyer pour aller jusqu'au bout du divorce belge par une séparation ordonnée avec Bruxelles comme capitale de la Flandre. Mais il y a aussi comme des relents de la vieille petite musique de la droite extrême.

Aveuglement (les Belges sont représentés sur le tract comme des vaches aux yeux tristes et bêtes, des "vaches à lait !)
Complicité  « Le "prof" nous dit que nous n'avons rien à craindre ».
Ruine/ aliénation « Les banques - et même les syndicats - ont risqué des milliards d'Euro et ont tout perdu.
Plus de 20% de la population vit sous le seuil de pauvreté
Notre économie s'écroule. Notre système de sécurité sociale est en danger
Ce sont nos comptes d'épargne qui sont convoités par l'appétit fiscal du gouvernement. L'avenir de nos familles est en jeu
Nous nous saignons aux quatre veines pendant que les immigrés sont accueillis à bras ouverts. Il existe un gaspillage frénétique dans le sud du pays. Certains échappent aux impôts par des astuces.
Pauvre Belgique : nulle part, la pression fiscale n'est aussi élevée
L'argent des Belges est censé payer les dettes des pays du Sud
Le bien-être et la prospérité que nous avons hérités de nos parents et de nos grands parents ont été dilapidés en un temps record ».
Sursaut « Il est temps désormais d'organiser la Résistance ».

Qui sont les ennemis de l'intérieur dans le cas présent ? Les autres partis, les élites nationales toutes tendances confondues, et notamment les socialistes wallons démagogues, laxistes et dépensiers.

21 juin 2013. Eté.
Discussion avec une amie libano-égyptienne. Quel est le projet des Frères musulmans en Egypte ?
Politiquement, selon elle, il y a beaucoup de pragmatisme. Le véritable enjeu serait social : le projet n'a pas changé depuis les années trente où les Frères envisageaient une révolution totale : changer l'individu, puis changer la famille, puis changer la société, puis changer l'Etat, puis changer les rapports de force internationaux. Le pragmatisme actuel serait donc tactique, comme il l'est peut-être ailleurs : éviter que l'économie s'effondre, rester au pouvoir pour donner le temps au temps et permettre à la vraie révolution de se faire à la base, en profondeur… En créant des conditions favorables à une sorte de "révolution culturelle", en favorisant ceux qui "encouragent" de nouveaux comportements individuels à l'échelle du quartier et de la rue, en transformant l'école, en redéfinissant la condition féminine... Pour atteindre cet objectif, rien n'exclut de lâcher du lest, de travailler avec les Européens, les Américains, et d'autres si besoin. Pourquoi cela me rappelle-t-il le souvenir de la NEP de Lénine, période pendant laquelle s'établissait solidement le totalitarisme soviétique ?




dimanche 16 juin 2013

BQ de la semaine du 10 juin 2013

Lundi 10 juin. Strasbourg. Visite du Musée alsacien.
Puissance du calendrier des travaux et des jours, doublé d’un calendrier de fêtes et de mets. C’est, sous les aléas brutaux de l'histoire, le temps cyclique des paysans. Modestie de la vie matérielle, économie des consommations, importance des savoirs féminins comme les conserves, l’entretien, la pharmacopée : le monde perdure grâce aux femmes.
L’accent mis sur l'accumulation, génération après génération, du capital souligne à la fois l’acquisition de la terre, les mariages judicieux, l’investissement dans la maison (capital matériel) ; l’importance de la foi et de la bonne renommée (capital symbolique) ; l’importance vitale, enfin, des liens de parenté, d'amitié, de voisinage (capital social) dans ce monde de familles plutôt nucléaires
Sous le christianisme qui semble tout recouvrir, pointe néanmoins la vieille religion du néolithique : la religion de la patience, le respect distant des forces invisibles (si présentes dans les contes), la prudence en toute chose, en particulier dans les mots et une sorte de pessimisme méthodologique (on sait ce que l'on a, mais demain peut être encore pire qu'aujourd'hui) qui sert de vraie boussole à la vie. C'est, sous un autre climat et d'autres formes, le monde du Cheval d'orgueil.

Mardi 11 juin. Visite au Mémorial de l'Alsace-Lorraine à Schirmeck (ancien camp de concentration)
Le poids de l'histoire et de la politique familiale, le poids de l'histoire et de la politique dans ma famille : guerres, séparations, exodes, déportations, épuration culturelle à plusieurs reprises, perdants et gagnants des changements, culpabilité et tristesse. On mesure l'horreur des années qui vont de 1914 à 1945-1946 : trente ans de malheurs, comme pendant la Guerre du même nom. Pourtant, la société dans ces années terribles ne craque pas : les familles, les entreprises, la vie villageoise, la foi et les traditions se maintiennent tant bien que mal. C'est ce que racontent, avec humour, les mémoires inédites de mon père.
Après le choc politique, le choc anthropologique : la fin de la civilisation paysanne et du faire-valoir direct, l'éclatement géographique des familles, la disparition de la foi et la transformation des traditions en folklore. En bref, le chamboulement de tous les cadres et de tous les repères. Pour beaucoup, c'est la vie en ville, l'isolement, la crainte du chômage, une certaine prolétarisation masquée derrière les illusions de la société de consommation, l'incompréhension vis-à-vis des jeunes et des étrangers. Que sommes-nous devenus ? Où va l'Alsace ? Comment s'étonner de cette pointe d'angoisse à l'issue d'un siècle de fer qui n'a laissé debout que le bâti et quelques paysages ?
Et que dire des peuples d'Europe où le temps du malheur doit être multiplié par deux ou trois, les peuples d'Europe centrale, du Caucase et de la Baltique, passés sous le joug soviétique, les Russes, les Ukrainiens, les peuples des Balkans? Comment imaginer que l'Europe puisse retrouver une certaine tranquillité ?

Mercredi 12 juin. Entretien avec des journalistes américains.
L'Europe a-t-elle été surprise par la crise financière et économique ? FD défend le point de vue que l'Europe n'a pas été prise de court, mais s'est trouvée, au départ, démunie d'instruments et de moyens pour faire face aux trois volets de la crise qui n'ont eu de cesse de se renforcer mutuellement:
- une crise du secteur financier et bancaire : il n'existait rien au niveau central en matière de contrôle et de supervision. Les choses se construisent par étapes. Il est normal qu'il y ait de la résistance. Dans un système capitaliste, il y a nécessairement des rapports entre les pouvoirs politiques et les responsables de la formation du capital et de la création monétaire. Ces liens étaient nationaux et anciens. Ils ne cesseront pas. Mais il y a une pression interne et externe pour une supervision mieux centralisée et plus transparente.
- une crise de la dette publique : l'Union n'avait aucune compétence sur le budget des Etats souverains. Elle a inventé des mécanismes pour éviter les dérapages incontrôlables, au sein de la zone euro et au-delà. Ces mécanismes sont en « rodage », complétés par des fonds d'urgence qu'il a fallu inventer au milieu du gué et par une action volontariste de la Banque centrale européenne qui est encore contestée par certains.
- une crise de compétitivité : l'Union avait élaboré la stratégie de Lisbonne, mais pas vraiment les moyens pour s'assurer que les Etats la mettent en application. Cet état de fait est en train de changer avec le Pacte Europlus, les recommandations économiques de la Commission, les programmes d'ajustement pour les pays où la situation est très dégradée. Bien-sûr, il y a des équilibres, des réglages à trouver.
Au total, la crise aura obligé l'Union européenne à prendre la mesure de ses carences et, en partie, à se réinventer. Elle l'a fait très vite. Cela ouvre désormais une période d'évaluation et de consolidation que les observateurs outre-Atlantique vont suivre avec le plus grand intérêt.

Jeudi 13 juin. Les pro-européens britanniques posent leurs conditions à Cameron.
Pas d'alliance avec l'extrême-droite, ni de menace de sortie de l'Union, ni de contestation sur la nécessité d'un double contrôle démocratique que ce soit au niveau national sur la politique européenne des dirigeants, au plan européen sur la législation européenne et l'action des dirigeants européens. James Elles, ancien conseiller de la Fondation pour l'innovation politique, ancien Président de l'European Ideas Network, membre britannique du Parlement européen, anime en partie la réflexion sur ces lignes rouges à ne pas dépasser. Quand les pro-européens de la droite française auront-ils le courage de montrer la même clarté et de poser les mêmes limites à l'improvisation ? (http://www.jameselles.com/)

Vendredi 14 juin.
Il faut souligner le grand intérêt du petit opuscule de Philippe Even sur La Question du médicament, Paris, Institut Diderot, 2013 : la nécessité d'un tri des médicaments, mais aussi celle d’une refondation de cette industrie vitale au bord de l'effondrement économique, scientifique et moral. Comment traiter le problème d'un ajustement là où le marché ne semble pas pouvoir fonctionner seul ? Qui peut s’arroger cette autorité ?
Or, pose-t-on la question à la bonne échelle ? Ne faut-il pas élargir à l'Europe et, surtout, élargir le champ à l'ensemble du processus de santé sans en rester aux produits utilisés ? A savoir, l’éducation à la santé ou l’hygiène, les systèmes de diagnostic et de prescription, des choix alternatifs pour les patients, les financements...
Cependant, la triple difficulté d'un "passage à l'Europe" doit être levée en matière pharmaco-médicale : les rapports particuliers, dans chaque pays, entre pouvoir et système de santé, la puissance des lobbies privés et l’hétérogénéité des cultures autour des soins. Faut-il pour autant renoncer?
 

samedi 8 juin 2013

BQ de la semaine du 3 juin

Mardi 4 Juin. Du marketing au marché politique
Le ministre des affaires étrangères de l'Espagne vante au Parlement européen tous les mérites de la "marque Espagne". Il décrit les atouts et les faiblesses de l'Espagne au plan global, comme si elle était une sorte de compagnie enregistrée en bourse et pour laquelle il faisait un round show. Il met en valeur les grandes entreprises espagnoles, leurs technologies, leurs parts de marché. Le discours est revigorant, le public conquis.
Pourtant l'Espagne n'est plus un marché à part. Elle n'est plus une économie nationale conduite par une poignée de dirigeants. Elle n'est pas une entreprise.
Subrepticement, la communication politique substitue en fait un objectif à un autre : on glisse de l'Europe à la nation, de la priorité de construire un Marché unique fluide et vigoureux au rêve d'être bien classé au grand radio-crochet de l'économie globale. De là, on peut passer facilement de la défense de la libre concurrence à l'apologie des aides d'Etat. Et on devine comment le patriotisme économique peut, demain, servir à justifier la renationalisation de la réglementation économique.
Après tout qu'y a-t-il d'autre derrière le projet britannique que de renégocier les traités qui lient ce pays à l'Union ?

Mercredi 5 juin. Révolution conservatrice
Une rencontre avec des amis slovaques permet de mieux identifier les fondements de ce que l'on pourrait appeler la révolution conservatrice dans une partie de l'Europe:
- primat de l'économie familiale, de la proximité, du local, du "bon sens", des arrangements interpersonnels par rapport à l'intégration, au grand Marché, à la construction européenne : mélange de libéralisme et d'organicisme
- affirmation des valeurs familiales traditionnelles : mariage, famille, épargne, frugalité, travail et affirmation des valeurs chrétiennes
- fierté nationale d'une identité considérée comme inséparable des valeurs traditionnelle et de la petite entreprise
Une sorte de rêve alpin du Jura suisse aux Tatras ?

Jeudi 6 juin. Principe de subsidiarité
Plusieurs contacts récents avec des responsables catholiques. Constat à l'emporte-pièce : il n'existe pas (ou presque plus) de continuité nature entre le projet d'intégration européenne et le projet social de l'Eglise.
L'Union n'est plus vue comme le moyen de faire advenir une économie sociale de marché qui serait, en elle-même, considérée comme particulièrement souhaitable. L'accent est plutôt mis sur le respect de chacun, le respect de chaque peuple, de ses traditions et de ses valeurs. Le principe de subsidiarité est au centre de cette approche. Un principe qui vient d'ailleurs de l'Eglise. Il s'y accompagne d'un principe de responsabilité, d'une sorte de "devoir d'Etat" qui impose à chacun de faire de son mieux pour servir, là où il est, la cause commune.
Les progrès d'organisation de l'Union européenne, notamment au plan extérieur, sont salués mais le scepticisme demeure à l'égard d'une évolution plus fédérale. Plus de discipline collective peut créer l'impression d'un diktat ou d'une mise sous tutelle de certains peuples par d'autres ; un droit civil harmonisé peut véhiculer demain des principes contraires à ceux de l'Eglise ; une mauvaise appréciation des relations entre les Eglises et les Etats peut conduire à sous-estimer l'influence utile de certaines en temps de crise, notamment dans le monde orthodoxe.
Prudence donc avec l'Europe, chuchote-t-on,  en sacristie.

Vendredi 7 juin. Europhobie
FD et René Leray s'entretiennent de la montée d'un euroscepticisme plus radical, délibérément destructeur, qui vise à généraliser partout en Europe, le débat entamé en Grande-Bretagne sur la sortie de l'Union européenne. FD en propose une première lecture à partir du rappel du Memorandum d'Alexis Léger (1930) (voir texte ci-dessous)
 

vendredi 7 juin 2013

"Lourder" Léger. Pourquoi l'europhobie veut en finir avec le principe d'une union "morale" européenne

Alexis Léger parle déjà de notre réalité européenne lorsque, le 1er mai 1930, il l'évoque comme une hypothèse. Que souhaite-t-il, sinon ce qui s'est, dans les grandes lignes, mis en place ?

"Un pacte d'ordre général, si élémentaire fût-il, pour
- affirmer le principe de l'union morale européenne
- consacrer solennellement le fait de la solidarité instituée entre Etats européens

Dans une formule aussi libérale que possible, mais indiquant clairement l'objectif essentiel de cette association au service de l'oeuvre collective d'organisation pacifique de l'Europe,
les Gouvernements signataires s'engageraient à :
- prendre régulièrement contact, dans des réunions périodiques ou extraordinaires,
- pour examiner en commun toutes questions
- susceptibles d'intéresser au premier chef la communauté des peuples européens

Les gouvernements apparaissant ainsi liés à l'orientation générale d'une certaine politique commune,...
...le principe de l'Union européenne se trouverait désormais placé hors de toute discussion et au-dessus de toute procédure d'application quotidienne ;
... l'étude des voies et moyens serait réservé à la Conférence européenne ou à l'organisme permanent qui serait appelé à constituer le lien vivant de solidarité entre nations européennes et à incarner ainsi la personnalité morale de l'Union."
Memorandum d'Alexis Leger sur l'organisation d'un régime d'Union fédérale européenne, 1er mai 1930 (cité in Charles Zorgbibe, Histoire de la construction européenne, Paris, PUF, 1993, p.8-13)

Cette Union décrite par Léger, simplifiée à sa quintessence, est à peu près celle que nous connaissons.
Le détour par Léger et les années trente permet de caractériser l'originalité du courant politique qui, sans être totalement nouveau, plaide pour la sortie des nations de l'Union européenne, voire pour la dissolution de celle-ci.
On pourrait appeler ce courant sécessionniste si l'Union était un Etat et si le procès fait à l'Europe ne s'accompagnait pas de passion, de peur, de répulsion et même, dans certains cas, de haine à son égard. C'est pourquoi, je pense, on peut parler de courant europhobe.

L'europhobie s'inscrit comme un mouvement différent de l'euroscepticisme. L'euroscepticisme critique les voies et moyens pris par les Etats pour faire "progresser l'association européenne". Il dénonce les dysfonctionnements de sa gouvernance. Ses tenants veulent donc en réformer à la fois les politiques et les institutions.
L'europhobie, elle, va beaucoup plus loin : elle nie le principe d'une communauté des peuples européens. Elle récuse qu'ils puissent partager le même intérêt général. Elle ne les pense pas capables de s'unir dans une même volonté politique et une même action.

L'europhobie refuse que les gouvernements prennent l'habitude de travailler ensemble afin d'élaborer en commun des politiques communes. Pour la raison précise évoquée par Alexis Léger : afin que ne soit pas entretenue l'illusion d'une union possible, et encore moins d'une union naturelle, entre les peuples européens.

L'europhobie refuse que cette discussion principielle du choix européen soit éludée et considérée comme close par l'existence des traités et du processus européen. Elle veut que l'on repose ad nauseam la question de l'adhésion. Partout, à tous, et tout le temps : "Voulez-vous vraiment participer à l'Union européenne. Ne voulez-vous pas plutôt en sortir ?". La question d'une partie des conservateurs britanniques devraient devenir la question centrale du débat public. L'europhobie considère tous les traités dans ce domaine potentiellement caducs et révisables.

L'europhobie offre à la détestation populaire non pas des réalités, des politiques, des actions, mais un principe : celle d'une communauté, d'une union possible des Européens. Pourquoi ? On pourrait se contenter de considérer  cette idée d'union morale européenne comme utopique ou idiote. Pourquoi serait-elle odieuse ? Parce qu'elle fonctionne comme une illusion sédative, un venin qui commence à paralyser avant de libérer sa puissance létale. En effet, là où les naïfs croiront de bonne foi à une communauté capable de fonctionner dans la concertation, les plus forts eux auront tôt fait de se saisir de l'intérêt pour eux de ce nouveau vecteur de puissance. Ils le feront pour imposer, consacrer et pérenniser leur supériorité. L'idée d'une communauté entre le loup et les moutons n'est pas seulement absurde. Mise en oeuvre, elle est, selon la logique europhobe, meurtrière.

L'utopie d'une communauté possible entre les nations européennes les détruit de l'intérieur. Elle les fait renoncer à ce qui les fait vivre : la concurrence entre elles. Elle les fait sortir de la vie internationale qui n'est rien d'autre qu'un effort permanent d'adaptation et de survie. Elle désarme les plus petits peuples et les nations les moins organisées. Elle incite chacun à s'identifier à un intérêt commun qui n'a en fait rien de commun. Elle pare ainsi l'aliénation d'une sorte de légitimité morale et historique.

Au plan national, elle donne un prétexte à la paresse politique et à ceux qui refusent les contraintes et les sacrifices de la vie interétatique : l'effort de défense, l'effort de compétitivité, la discipline collective. Elle couvre d'un autre nom le renoncement à soi. Elle démobilise l'élite nationale. Elle en disjoint les composantes, militaires, économiques, politiques, juridiques. Elle démembre le projet national en autant de projets particuliers, écrits ailleurs et par d'autres. Elle écarte les dirigeants du  peuple, lui qui réclame d'abord de faire vivre la nation.

Au niveau central, elle fait proliférer une classe apatride qui ne répond à personne et, n'ayant aucun enracinement et aucune légitimité, revendique néanmoins la totalité de l'autorité, des pouvoirs et des privilèges. A la duperie, à l'aliénation, s'ajoutent, donc, plus odieux que tout, un accaparement insupportable. Usuriers, inquisiteurs, destructeurs sans visage du lien national et du lien social, ces oiseaux noirs, ces accapareurs... doivent être pendus ! "Eurocrate, sers-toi de ta cravate".

Nous ne pouvons donc pas entièrement confondre l'europhobie de ceux qui veulent quitter l'Union et souhaitent sa perte avec d'autres courants de mécontentement qu'ils essaient, d'ailleurs, pragmatiquement de récupérer en faisant jouer d'anciens clivages au sein des forces politiques :
- un euroscepticisme plus radical que d'habitude, qui se contentera, au final, de nouvelles exemptions et de quelques coupes budgétaires
- une poussée de souverainisme s'inscrivant dans un mouvement qui fait pendant à l'intrusion plus grande de l'Union européenne, du FMI et des créanciers internationaux dans la cuisine budgétaire et financière des élites nationales,
- une version anti-européenne d'un populisme patrimonial (garder ce que l'on a, ne pas changer d'habitudes, rester entre soi, ne pas se déclasser),
- l'expression d'une révolution conservatrice à l'européenne faisant l'apologie de l'économie libérale (peu d'impôts, peu de règles), des valeurs traditionnelles (travail, famille traditionnelle, épargne, charité, patrie) et des identités locales

Resurgit ainsi avec ce que nous pourrions appeler l' "europhobie" un discours politique refoulé, doté d'une grande cohérence interne. C'est un discours "transversal". Il peut servir de passerelle pour créer des rapprochements contre nature. Il peut magnétiser les déçus de l'idéal européen, les déclassés de l'ajustement structurel, mais aussi les eurosceptiques, les souverainistes et les conservateurs fatigués des ambiguïtés de leurs ténors.

Difficile du coup d'en modéliser l'impact et les conséquences. C'est en tout cas une pensée politique de combat, qui entend imposer ses questions et ses catégories au débat politique.